Dans les lignes qui suivent, nous proposons de nous pencher sur deux décisions de justice importantes qui concernent la question du port de signes convictionnels dans l’enseignement officiel au regard du principe de neutralité de l’État. D’une part, l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 4 juin 2020. D’autre part, le jugement du tribunal de première instance francophone de Bruxelles du 24 novembre 2021, qui fait suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle susmentionné.
Le 4 juin 2020, la Cour constitutionnelle a rendu un arrêt par lequel elle répond par la positive à la question préjudicielle suivante posée en 2018 par le tribunal de première instance francophone de Bruxelles : « L’article 3 du décret du 31 mars 1994 de la Communauté française définissant la neutralité de l’enseignement de la Communauté est-il conforme aux articles 19, 23 et 24 de la Constitution, à l’article 9 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, à l’article 2 du Premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en ce qu’il est interprété comme permettant à un pouvoir organisateur soumis à ce décret de prévoir dans le règlement intérieur d’un établissement scolaire une interdiction totale faite aux élèves, fussent-ils majeurs, de porter des insignes, des bijoux ou des vêtements qui reflètent une opinion ou une appartenance politique, philosophique ou religieuse ainsi que tout couvre-chef, notamment ceux reflétant une telle opinion ou une telle appartenance, et ce afin de créer un environnement éducatif totalement neutre ? »
En cause : le règlement des études de la Haute École Francisco Ferrer établi par son pouvoir organisateur, la Ville de Bruxelles (qui a adhéré au décret et dont la majorité actuelle est PS-Vooruit-Ecolo-Défi). Pour rappel, l’article 3 du décret stipule ce qui suit :
« Les élèves y sont entraînés graduellement à la recherche personnelle; ils sont motivés à développer leurs connaissances raisonnées et objectives et à exercer leur esprit critique.
L’école de la Communauté garantit à l’élève ou à l’étudiant, eu égard à son degré de maturité, le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question d’intérêt scolaire ou relative aux droits de l’homme.
Ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées par tout moyen du choix de l’élève et de l’étudiant, à la seule condition que soient sauvegardés les droits de l’homme, la réputation d’autrui, la sécurité nationale, l’ordre public, la santé et la moralité publiques, et que soit respecté le règlement intérieur de l’établissement.
La liberté de manifester sa religion ou ses convictions et la liberté d’association et de réunion sont soumises aux mêmes conditions. »
La Cour aurait pu/dû répondre par la négative à la question préjudicielle posée et son arrêt aurait pu/dû se limiter à un paragraphe : « Les élèves et étudiants sont des usagers du service public auxquels le principe de neutralité du service public ne s’applique par définition pas, et ce quel que soit le contenu qui lui est donné. Dès lors, le décret du 31 mars 1994 interprété comme impliquant une interdiction du port de signes convictionnels pour ces usagers du service public – qu’ils soient étudiants dans l’enseignement supérieur ou élèves dans l’enseignement secondaire voire primaire – viole la Constitution. » La Cour ne procède pas à ce recadrage fondamental, avec la conséquence que toutes les justifications découlant de l’absence de ce recadrage se trouvent affaiblies. Nous proposons maintenant de nous y attarder.
En matière de protection des droits fondamentaux, il convient de rappeler que le cadre juridique contraignant fixé notamment par la Convention européenne des droits humains est parfaitement clair en ce qu’il confère à la liberté de manifester sa religion, tant en privé qu’en publique, un haut degré de protection.
La Cour indique que « la notion de « neutralité » n’étant pas conçue de manière statique par la Constitution, il faut en déduire que différentes conceptions de la « neutralité » peuvent être compatibles avec ce prescrit » et qu’il « n’appartient pas à la Cour de privilégier une conception de la « neutralité » par rapport aux autres conceptions envisageables ».
Il est exact de dire que la notion de neutralité n’est pas statique. C’est en effet une notion dynamique et elle peut faire l’objet d’une diversité d’applications pratiques selon les systèmes d’organisation de l’État. C’est ainsi qu’un système basé sur la neutralité peut organiser le financement des cultes comme il peut faire le choix de ne pas les financer.
En revanche, elle doit toujours être au service de la liberté, ce qui veut dire qu’elle ne doit pas être invoquée pour exclure des personnes pour le seul motif que ces personnes souhaitent jouir de droits fondamentaux consacrés tant par la Constitution que par les instruments internationaux de protection des droits humains (notamment les articles 10, 11, 19 et 20 de la Constitution et 9 de la Convention européenne des droits humains).
Dans le débat public autour du principe de neutralité, au moins deux camps s’opposent : ceux qui préconisent une neutralité qu’ils qualifient d’inclusive et qui impliquerait la possibilité pour les agents publics de porter des signes convictionnels dans le cadre de leurs fonctions ; ceux qui préconisent plutôt une neutralité qu’ils qualifient d’exclusive et qui impliquerait une interdiction du port de signes convictionnels pour les agents publics dans l’exercice de leurs fonctions. Même si des institutions aussi éminentes que la Cour constitutionnelle et le Centre interfédéral pour l’égalité des chances – Unia se sont appropriées cette description, il s’agit d’une fausse dichotomie qui ne produit que de la confusion.
Il faut le dire et le répéter : la neutralité est une, elle implique la liberté et le respect des convictions religieuses, et tout ce qui ne s’inscrit pas dans ce cadre est de la discrimination et de l’exclusion, et non une certaine forme de neutralité qui serait aussi légitime que les autres. Il n’y a donc pas à opposer neutralité inclusive et neutralité exclusive, mais à constater qu’il y a d’un côté la neutralité tout court et de l’autre des discriminations. Sans cette clarification fondamentale, on permet que d’aucuns continuent à prôner des mesures d’exclusion tout en les présentant comme relevant de la mise en œuvre du principe de neutralité dans sa déclinaison exclusive (ou de combat, ou forte, etc.). Cette instrumentalisation de la neutralité par ceux qui se présentent comme ses vrais défenseurs ou les défenseurs de sa forme exclusive doit être récusée. Passer sous silence cet accaparement, c’est laisser perdurer la confusion conceptuelle qui gangrène ce débat et rendre encore plus difficile le traitement à la source de la question des discriminations. En d’autre termes, accepter que l’exclusion soit aussi une conception possible de la neutralité constitue un réel égarement.
La Cour arrête que l’objectif suivant poursuivi par la Haute École et la Ville de Bruxelles est légitime et proportionné : « En l’espèce, l’autorité compétente pour adopter le règlement intérieur en cause devant la juridiction a quo veut créer « un environnement éducatif totalement neutre », interprété par cette autorité comme un environnement dans lequel les étudiants ne sont exposés à aucune tentative d’influencer leurs opinions ou convictions politiques, philosophiques et religieuses. L’interdiction, pour les étudiants, de porter des bijoux, insignes et vêtements, en ce compris les couvre-chefs, qui reflètent une opinion ou une appartenance politique, philosophique ou religieuse, est envisagée comme une mesure visant, selon le projet pédagogique basé sur une conception déterminée de la neutralité de l’enseignement officiel, à protéger l’ensemble des étudiants contre la pression sociale qui pourrait être exercée par celles et ceux, parmi eux, qui rendent leurs opinions et convictions visibles. »
La Cour reconnaît que la démocratie ne peut être réduite « à la suprématie constante de l’opinion d’une majorité » mais elle arrête quand même qu’il peut « se révéler nécessaire, dans une société démocratique où plusieurs religions et convictions coexistent, d’assortir de restrictions la liberté de manifester ses convictions en vue de concilier les intérêts de divers groupes et à assurer le respect des convictions de chacun », ceci dans un « esprit de dialogue et de compromis, (…) qui requièrent nécessairement de la part des individus des concessions diverses qui se justifient aux fins de la sauvegarde et de la promotion des idéaux et valeurs d’une société démocratique ».
Exprimer une opinion ou une conviction de façon visible et ne pas exprimer une opinion ou une conviction de façon visible, ce sont deux choix différents mais identiquement légitimes. Il n’y a pas lieu de protéger l’un plutôt que l’autre. Il faut les protéger tous les deux et les faire coexister. C’est tout le sens des articles 19 et 20 de la Constitution. Pour mieux constater le problème de la justification acceptée par la Cour, imaginons la situation en sens inverse : un règlement d’ordre intérieur impose à tout le monde de rendre son opinion ou sa conviction visible pour protéger l’ensemble des étudiants contre la pression sociale qui pourrait être exercée par celles et ceux qui, parmi eux, ne rendent pas leurs opinions ou convictions visibles. Ce serait évidemment inacceptable.
En revanche, si un étudiant ou un élève, dans l’exercice de sa liberté, porte atteinte à la liberté d’autrui ou trouble l’ordre public (limitations légitimes en vertu de l’article 9 § 2 de la Convention européenne des droits humains), il pourrait (et même devrait) être sanctionné, en cas de violence constatée (notamment physique ou verbale). Mais si un étudiant ou un élève porte atteinte aux droits et libertés d’autrui, c’est cet élève et lui seul qui doit être sanctionné. La réponse à un problème ciblé ne peut aucunement être la suppression générale d’une liberté à l’encontre de toute une catégorie de la population (ici scolaire). Partir du comportement d’un individu pour punir un groupe, cela rompt avec deux principes fondamentaux de nos États de droit démocratiques : l’individualité des infractions et des sanctions d’une part, la proportionnalité d’autre part.
Enfin, ce qui est présenté en l’espèce comme un compromis, c’est l’uniformisation des individus et donc la violation de la liberté d’une partie de la population. Prétendre que ce choix équivaut à respecter les convictions de chacun et qu’on peut garantir la liberté de quelqu’un en le privant de sa liberté, c’est vider les termes et concepts de leur sens.
La Cour arrête qu’« interprétée comme permettant à l’instance compétente pour établir le règlement intérieur d’un établissement d’enseignement de prévoir, dans ce règlement, une interdiction, pour les élèves ou les étudiants, de porter des signes religieux, politiques et philosophiques, la disposition en cause ne fait pas de distinction fondée sur la nature des convictions religieuses, politiques ou philosophiques des élèves ou des étudiants », de même qu’elle « ne fait pas non plus naître une différence de traitement basée sur la distinction entre les convictions de la majorité et celles d’une minorité ». Selon la Cour, « l’interdiction que la disposition en cause permet d’instaurer ne saurait être qualifiée de mesure par laquelle l’autorité publique se montre partiale vis-à-vis des différentes convictions présentes dans la société, quand bien même une telle interdiction pourrait être perçue par certaines personnes qui adhèrent à certaines de ces convictions comme une restriction plus grave que par d’autres élèves ou étudiants ».
Ce raisonnement de la Cour part du postulat qu’une interdiction qui englobe tous les signes religieux, politiques ou philosophiques ne peut être qualifiée de discriminatoire ou partiale. C’est une observation qui peut paraître logique mais qui est contestable. Porter un signe (article 19 de la Constitution) et ne pas porter un signe (article 20 de la Constitution), ce sont deux droits qui résultent de choix posés par l’élève ou étudiant ou par ses parents (article 2 du Premier protocole additionnel à la Convention européenne des droits humains). Ils doivent être identiquement protégés. En supprimer un, c’est donc bien de la discrimination. À supposer même que ce ne soit pas le cas, une interdiction qui porte atteinte aux droits de tout le monde n’est pas défendable au motif qu’elle lèse tout le monde “sans distinction”.
Précision : si la Cour refuse de déclarer qu’une interdiction générale du port de signes convictionnels viole la Constitution, elle balise néanmoins le cadre d’une éventuelle interdiction. Ainsi, elle précise que la légitimité d’une éventuelle interdiction prévue dans le règlement d’ordre intérieur doit s’apprécier « à la lumière du projet d’enseignement préconisé ou des circonstances concrètes ». Cela veut donc par exemple dire que si, dans un établissement supérieur de l’enseignement officiel, on n’observe pas de pression sociale vis-à-vis des étudiants qui ne souhaitent pas rendre leurs convictions visibles par les personnes qui souhaitent rendre leurs convictions visibles (nous renvoyons à nos commentaires critiques à cet égard), une interdiction générale du port de signes convictionnels visant les étudiants n’y sera pas fondée. Il revient dès lors au tribunal de première instance francophone de Bruxelles de l’apprécier dans le contexte de la Haute École. En d’autres termes, la Cour constitutionnelle fait le choix de laisser perdurer les applications au cas par cas, bien que cela produise depuis de nombreuses années une grande insécurité juridique.
En 2017, la Cour de justice de l’Union européenne avait cautionné le choix d’interdire le port de signes convictionnels dans des entreprises privées au nom du principe de neutralité de l’État. En 2020, la Cour constitutionnelle a cautionné le choix d’interdire le port de signes convictionnels à des usagers du service public, en l’occurrence des élèves ou étudiants. Dans les deux cas, il s’agit d’un développement jurisprudentiel qui contribue à dénaturer ce principe et son champ d’application.
Suite à l’arrêt de la Cour constitutionnelle, il revenait au tribunal de première instance francophone de Bruxelles de se prononcer sur le fond du litige opposant plusieurs étudiantes portant le foulard par conviction religieuse et le duo Haute École Francisco Ferrer-Ville de Bruxelles. Et le tribunal a finalement condamné la Ville de Bruxelles, en sa qualité de pouvoir organisateur, pour discrimination basée sur la conviction religieuse. La motivation du tribunal est pour le moins intéressante.
Le tribunal souligne que la Cour constitutionnelle rappelle que le Constituant a réservé au législateur compétent le soin de régler les aspects essentiels de l’enseignement en ce qui concerne son organisation, sa reconnaissance et son subventionnement. Les collectivités territoriales, comme en l’espèce la Ville de Bruxelles, peuvent tout au plus mettre en oeuvre et faire appliquer ces aspects essentiels réglés par le législateur compétent.
Or, le tribunal souligne qu’une “interdiction du port de tout signe reflétant une appartenance politique, philosophique ou religieuse” touche à un aspect essentiel de l’organisation de l’enseignement, à savoir la manière dont est conçue la neutralité de l’enseignement, et que cet aspect ne peut par conséquent être réglé “que par une assemblée de personnes démocratiquement élues, à savoir en l’occurrence le Parlement de la Communauté française, dans la limite des droits garantis par la Constitution”.
Le tribunal, se basant sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle, souligne que “le législateur décrétal n’a pas prévu lui-ême une interdiction, pour les élèves et les étudiants, de porter des signes religieux, politiques ou philosophiques”. Il indique que “le législateur décrétal n’a pas non plus indiqué qu’il cautionnait une telle interdiction” et qu’il “n’a pas davantage précisé les conditions auxquelles une telle interdiction pourrait être adoptée par un pouvoir organisateur de l’enseignement”, le décret “neutralité” de 1994 ne contenant aucune indication à ce propos, de même que les travaux préparatoires de ce décret.
Dès lors, le tribunal décide que “les dispositions du règlement des études de la Haute École Francisco Ferrer qui interdisent de manière générale le port de signes reflétant toute conviction religieuse sont contraires à l’article 24 § 5 de la Constitution”, sans qu’il soit nécessaire d’examiner les circonstances concrètes dans cet établissement et donc d’appliquer le raisonnement proposé par la Cour constitutionnelle pour ce faire.
Faisant le constat que la Ville de Bruxelles n’est pas le niveau de pouvoir adéquat habilité à modifier un aspect essentiel de l’organisation de l’enseignement, le tribunal condamne cette dernière pour discrimination indirecte sur la base de la conviction philosophique ou religieuse, ordonne la cessation de cette discrimination et dit que la disposition du règlement des études attaqué qui prévoit l’interdiction du port de signes convictionnels est nulle.
Pour autant, le tribunal ne remet pas en cause la position prise par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 4 juin 2020, à savoir qu’elle considère qu’une interdiction du port de signes convictionnels visant les élèves et les étudiants de l’enseignement officiel peut être compatible avec la Constitution et la Convention européenne des droits humains (nous renvoyons à nos commentaires critiques à cet égard). Simplement, le tribunal décide que si c’est le choix qui est fait, il ne peut être posé que par le législateur décrétal et excède la compétence de la Ville de Bruxelles (ou de n’importe quelle autre autorité communale ou provinciale par extension).
Il reste que le tribunal mobilise une approche juridique en rupture avec le statu quo qui a caractérisé de nombreuses décisions de justice ces dernières années en rappelant implicitement la logique de l’exercice des droits fondamentaux : tout ce qui n’est pas interdit (par l’autorité compétente) est autorisé. Or, en l’état actuel, ni la Constitution ni le décret “neutralité” ne prévoient d’interdiction du port de signes convictionnels dans l’enseignement officiel. Par conséquent, il est autorisé.
Sur la base de ce jugement rendu par le tribunal, la seule façon de prévoir une interdiction générale du port de signes convictionnels dans l’enseignement officiel consisterait à faire adopter la disposition par décret à faire voter par le Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles. En ce sens, ce jugement est éclairant, et en cas de renonciation de la Ville de Bruxelles à faire appel, il permettrait de refermer la parenthèse des multiples contestations de règlements d’ordre intérieur devant les tribunaux.
La balle est à présent dans le camp du législateur et les partis politiques vont devoir clarifier et assumer leur position.
Justice and Democracy ASBL
Bruxelles, le 29 novembre 2021