Port du foulard : la Ville de Bruxelles devant la cour du travail pour discrimination

En novembre 2021, une candidate remplissant tous les critères de compétence s’est vue refuser l’accès à un poste vacant à la Ville de Bruxelles en raison du foulard qu’elle porte par conviction religieuse et a donc décidé d’introduire auprès du tribunal du travail francophone de Bruxelles une action en cessation pour discrimination basée notamment sur la conviction religieuse. En décembre 2022, le tribunal a rejeté sa demande dans une ordonnance qui n’apporte pas de réponse correcte à la plupart des arguments qu’elle a soulevés, raison pour laquelle elle a décidé d’interjeter appel auprès de la cour du travail de Bruxelles. Entre-temps, les articles de presse qui ont fait écho à l’ordonnance rendue en première instance ont couvert cette actualité de façon superficielle et simpliste, ne permettant pas aux lecteurs d’accéder à une information complète et rigoureuse. C’est pourquoi Justice and Democracy ASBL (J&D) souhaite apporter une série de précisions et éclaircissements relatifs à cette affaire.

En substance, la Ville de Bruxelles, soutenue par le Centre d’Action Laïque dont l’engagement traduit davantage un militantisme athée sous couvert d’un attachement au principe de laïcité, fonde l’interdiction du port de signes confessionnels, et en l’espèce du foulard, sur un principe de neutralité dite “exclusive” ou d’environnement administratif “totalement neutre”, qui postule que la neutralité porte aussi bien sur le service rendu par l’agent que sur l’apparence de l’agent et qui consiste dès lors à interdire le port de signes confessionnels à l’ensemble des membres du personnel, qu’ils soient ou non en contact direct avec le public.

Les adversaires de cette thèse invoquent généralement, de leur côté, un principe de neutralité dite “inclusive”, qui postule que la neutralité porte uniquement sur le service rendu et non sur l’apparence de l’agent qui rend ce service. Pour sa part, J&D a toujours considéré que cette opposition doit être déconstruite, en ce sens que la neutralité dite “exclusive” est en réalité l’exclusion sous couvert de neutralité et que la neutralité “inclusive” n’est autre que la neutralité tout court. Mais force est de constater qu’aussi bien la Cour constitutionnelle que la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ont considéré, dans plusieurs arrêts, que les deux conceptions susmentionnées de la neutralité sont admissibles et que chaque État peut faire le choix de l’une ou de l’autre sans violer les directives européennes en matière de non-discrimination et sans violer la Charte des droits fondamentaux.

En revanche, ce que la CJUE a clairement indiqué dans ses arrêts de 2017, 2021, 2022 et 2023, c’est qu’une autorité qui fait le choix de la neutralité dite “exclusive” doit démontrer que ce choix est proportionné, en d’autres termes que ce choix répond à une nécessité impérieuse, in concreto donc dans le contexte considéré. Dans le cas de la Ville de Bruxelles, il revient ainsi à l’autorité communale de prouver concrètement que l’interdiction du port de signes confessionnels est justifiée, dans le contexte bruxellois et s’agissant de ce poste à pourvoir, et qu’aucune autre mesure que l’interdiction n’aurait pu être prise pour garantir le principe de neutralité dans ce contexte et pour l’exercice de cette fonction.

Il ne s’agit donc plus d’avoir un débat conceptuel et général sur la question de savoir si, en théorie, sur le principe, une autorité peut faire le choix de la neutralité dite “exclusive”. La CJUE a déjà, et à plusieurs reprises, tranché cette question. Il s’agit dorénavant de vérifier si ce choix est absolument nécessaire (répond à une “nécessité impérieuse”) dans le contexte considéré. Pour ce faire, l’autorité ne peut pas se limiter à déclamer un impératif de neutralité mais doit concrètement démontrer la nécessité de la mesure d’interdiction dans le contexte considéré.

Venons-en à l’ordonnance rendue par le juge de première instance.

Le juge de première instance n’a pas véritablement traité les arguments de droit administratif qui avaient été soulevés. Il a ainsi écrit que la règle en cause ne devait pas être publiée, mais sans répondre à ce que la demanderesse avait exposé à ce sujet, à savoir que le règlement de travail de la Ville de Bruxelles doit être assimilé à un règlement communal et qu’il requiert dès lors des mesures de publicité particulières qui n’ont pas été respectées par la Ville de Bruxelles. Le juge de première instance a par ailleurs contourné les autres arguments de droit administratif : d’une part, l’absence d’un dossier administratif en bonne et due forme ; d’autre part, l’insuffisance de la base légale à savoir qu’un règlement local ne peut pas constituer un fondement juridique suffisant pour s’ingérer dans des libertés garanties par la Constitution et que cette compétence revient, le cas échéant, à un parlement.

Mais surtout : le juge de première instance n’a pas exposé pour quel motif cette restriction se justifierait en l’espèce, in concreto. Comme rappelé plus haut, c’est pourtant une exigence qui ressort clairement de la jurisprudence de la CJUE et d’un récent avis du Conseil d’État qu’il a largement cité. La demanderesse soutenait qu’une analyse d’adéquation et de proportionnalité devait être faite par l’autorité, préalablement à l’adoption de la règle, en fonction d’une situation matérielle, dans le cadre d’un dossier administratif, et sous le contrôle du juge qui devrait écarter le cas échéant une règle qui ne satisferait pas à ces conditions. Dans l’ordonnance rendue, l’analyse de proportionnalité a été faite par le juge de première instance lui-même, qui s’est donc substitué à l’autorité administrative, et qui s’est limité à constater que la règle était appliquée en l’espèce à une personne qui est en contact avec le public.

Mais la justification de la “nécessité impérieuse” exigée en vertu de la jurisprudence de la CJUE ne peut pas être considérée comme étant produite pour le seul motif qu’un agent a des contacts avec les administrés. En disant que les agents, en contact ou non avec le public, doivent s’abstenir de porter des signes confessionnels, l’autorité dit simplement qu’elle fait le choix d’une neutralité dite “exclusive” ; elle n’a encore à ce stade aucunement apporté une quelconque preuve que, dans le contexte considéré, en l’espèce Bruxelles, faire ce choix était la seule option possible, correspondait à un “besoin social impérieux”. Admettre que le seul fait qu’il y ait un contact avec le public suffit pour fonder in concreto, au sein de la fonction publique de la Ville de Bruxelles, une interdiction sur la base d’un principe de neutralité dite “exclusive”, c’est admettre qu’une pétition de principe puisse faire office de démonstration de l’existence d’une “nécessité impérieuse”. Préciser que le port d’un signe confessionnel comporte un risque de susciter auprès du public un doute quant à l’exercice impartial de la fonction est tout autant une pétition de principe qui ne peut aucunement faire office de démonstration in concreto.

Prouver l’existence d’une nécessité impérieuse, c’est par exemple démontrer l’existence d’obstacles concrets, d’actes de prosélytisme concrets, d’actes de pression concrets, de harcèlement ou de violence concret ou encore d’actes d’insubordination concrets, au sein du personnel, du fait que des agents portent des signes confessionnels. Or, la Ville de Bruxelles ne produit absolument aucun élément, a fortiori convaincant, de ce type. Son argumentation est basée sur de simples conjectures. Il y a dès lors lieu de considérer que la “nécessité impérieuse” invoquée par la Ville de Bruxelles est purement déclamatoire et, par conséquent, ne satisfait pas à l’exigence de motivation concrète posée par la CJUE. Le juge de première instance s’est pourtant satisfait de cette pétition de principe et, pour le surplus, s’est contenté de recopier largement l’avis récent du Conseil d’État qui, lui-même, synthétisait la jurisprudence traditionnelle sur le sujet, sachant que ni l’un ni l’autre n’éclaire quant à l’existence ou non d’une “nécessité impérieuse” in concreto, dans le cas d’espèce du contexte bruxellois.

Compte tenu de l’absence de réponse adéquate et approriée à la plupart des arguments de la demanderesse, celle-ci a fort logiquement décidé d’interjeter appel auprès de la cour du travail de Bruxelles, dans l’attente de voir ses arguments examinés avec rigueur. J&D soutient pleinement cette exigence de sérieux et de rigueur, et attend de la cour du travail que celle-ci rappelle le cadre de la liberté religieuse et du principe de non-discrimination, là où l’ordonnance rendue par le juge de première instance s’est limitée à être purement déclamatoire et conjectural.

Enfin, dans le cadre de notre veille juridique et notre suivi des situations portées devant différentes juridictions, il nous semble opportun de revenir sur une curiosité sémantique qui, ces dernières années, a fait florès. Ne pouvant se satisfaire d’une défense du principe de neutralité, certains protagonistes, tant dans l’enseignement qu’au sein de la fonction publique, se sont mis à promouvoir la mise en place d’un “environnement administratif totalement neutre”, suggérant qu’un environnement neutre ne serait selon eux pas suffisamment neutre.

Cette notion, invoquée auprès des juridictions aussi bien nationales qu’internationales par les partisans de la neutralite dite “exclusive”, constitue une manipulation sémantique. En effet, si la seule neutralité “totale” est la neutralité dite “exclusive”, alors cela signifie que les partisans de la neutralité dite “inclusive” défendent en fait une neutralité partielle, incomplète. Or, une neutralité partielle ou incomplète ne peut par définition pas être une vraie neutralité. Soit on est neutre, soit on ne l’est pas ; on ne peut être partiellement neutre, sous peine d’être en réalité partial. Cette sémantique revient dès lors à stigmatiser les partisans d’une neutralité dite “inclusive” et à positionner les partisans de l’interdiction du port de signes confessionnels au nom de la neutralité dite “exclusive” comme les vrais défenseurs de la neutralité, la seule qui soit “totale”.

Ce à quoi nous assistons en réalité au travers de cette manipulation sémantique, c’est à une dérive, une “dérive totale”.

 

Justice and Democracy ASBL

Bruxelles, le 14 février 2024

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